5

 

Le lendemain matin, quand je me suis réveillée, deux choses se sont immédiatement imposées à moi. Un, je n’étais pas morte d’une crise cardiaque pendant la nuit. Deux, Sean Patrick O’Hanahan vivait à Paoli, et Olivia Marie D’Amato dans le New Jersey.

À la réflexion, ça nous fait trois choses. Mais les deux dernières comptent moins, vu qu’elles relevaient du plus grand des hasards. Qui diable était Sean Patrick O’Hanahan, et comment savais-je qu’il était à Paoli ? Pareil pour Olivia Marie D’Amato.

Un mauvais rêve. J’avais cauchemardé, un point c’est tout. Je me suis levée et j’ai pris une autre douche. Comme la marque était toujours là et que je ne pouvais pas porter mon décolleté arrondi, j’ai décidé que je me laverais les cheveux pour compenser. Qui sait ? Rob Wilkins me proposerait peut-être de me ramener chez moi et, en marquant un stop par exemple, tournerait la tête et, sentant mon odeur, en serait tout chaviré ?

Une perspective parfaitement envisageable et fort alléchante.

C’est en prenant mon petit-déjeuner que j’ai compris qui étaient Sean Patrick O’Hanahan et Olivia Marie D’Amato : des mômes en photo au dos du carton de lait. Ceux des avis de recherche concernant les enfants portés disparus, vous savez ? Sauf que ces deux-là, ce n’était plus la peine de les chercher. Plus depuis que je savais où les trouver.

— Tu n’envisages tout de même pas d’aller au lycée avec ce jean, Jessica ?

Ma mère semblait rebutée par la tenue que j’avais pourtant élaborée avec soin en songeant à Rob Wilkins.

— Ouais, franchement, a renchéri Mike, tu te crois dans les années quatre-vingt ?

— Comme si la mode était ton rayon ! ai-je rétorqué. Quand on se balade avec un étui à stylos dans la poche avant de sa chemise, on ne la ramène pas.

— Tu ne peux pas sortir habillée ainsi, Jessica, a insisté ma mère. Tu ferais honte à la famille.

— Quelle idée !

O8OO-TEOULA. Tel était le numéro que l’on était censé appeler si l’on avait des informations concernant Sean Patrick O’Hanahan et Olivia Marie D’Amato. O8OO-TEOULA. Marrant. Fastoche à se rappeler.

— Les genoux sont tout déchirés, continuait ma mère, et l’entrejambe est presque troué. Il faut jeter ce pantalon, il tombe en loques !

C’était l’astuce, justement. Ne pouvant exposer ma poitrine, j’avais résolu de me rabattre sur mes genoux. J’ai de très jolis genoux. Ainsi, lorsque je serais à califourchon derrière Rob Wilkins, il n’aurait qu’à baisser les yeux pour découvrir ces atouts totalement sexy pointant sous le jean. Je m’étais même rasé les jambes. Bref, j’étais on ne peut plus prête. Le seul détail encore en suspens était la façon dont j’allais réussir à rentrer à la maison s’il ne proposait pas d’emblée de me raccompagner. J’en serais réduite à appeler Ruth, laquelle serait folle de rage que je ne lui aie pas demandé ce service en premier. À coup sûr, j’aurais droit à : « Et pourquoi ? Qui te ramène ? Pas ce Cul-Terreux, j’espère. »

L’amitié avec une fille comme Ruth soulève parfois de délicats problèmes de gestion.

— Monte te changer, jeune fille ! m’a ordonné ma mère.

— Des clous ! ai-je répliqué, la bouche pleine.

— Pardon ? Tu n’iras pas aller au lycée dans cette tenue.

— Tu paries ?

À cet instant, mon père a débarqué.

— Joe ! s’est aussitôt écriée ma mère. Regarde un peu comme elle est attifée.

— Quoi ? ai-je protesté. Ce n’est qu’un jean.

Mon père m’a inspectée des pieds à la tête avant de se tourner vers ma mère.

— Ce n’est qu’un jean, Toni, a-t-il marmonné.

Ma mère se prénomme Antonia, mais tout le monde l’appelle Toni.

— Un jean de traînée, oui ! s’est-elle emportée. Ta fille s’habille comme une traînée ! Rien d’étonnant, à force de lire ce magazine de traînée !

C’est ainsi que ma mère a baptisé Cosmopolitan. Les nanas y sont un peu olé-olé, mais quand même.

— Pas du tout, a répondu mon paternel. C’est juste sa personnalité. (Nous l’avons tous dévisagé en nous demandant ce qu’il entendait par-là.) Ben quoi, a-t-il continué, vous savez bien. Un garçon manqué.

Heureusement, au même moment, le Klaxon de Ruth a retenti.

— Il faut que j’y aille, ai-je annoncé en me levant.

— Pas avec ce jean, c’est hors de question, a rétorqué ma mère.

J’ai attrapé mon sac et ma flûte.

— Salut la compagnie !

Et j’ai filé par la porte de derrière. Contournant la maison au triple galop, j’ai retrouvé Ruth, qui m’attendait dans la rue au volant de son cabriolet. Comme la matinée était belle, elle avait baissé la capote.

— Chouette jean, a-t-elle commenté, sarcastique, tandis que je grimpais à côté d’elle.

— Toi, boucle-la et conduis.

— Non, je t’assure, a-t-elle persisté en enclenchant la première, rien à voir avec Jennifer Beals[18]. Je me demande seulement si tu ne serais pas soudeuse la journée et stripteaseuse la nuit, par hasard ?

— C’est ça, et j’économise pour me payer des cours de danse.

Nous étions presque arrivées au lycée quand Ruth m’a lancé :

— Qu’est-ce que tu as ? Tu n’as pas été aussi silencieuse depuis le jour où Douglas a tenté de…

Elle avait raison. Sans m’en rendre compte, j’étais perdue dans mes pensées. En vérité, je n’arrivais pas à me chasser de la tête Sean Patrick O’Hanahan. J’avais rêvé d’un garçon plus âgé que celui représenté sur le pack de lait. Il avait peut-être été enlevé depuis très longtemps. Au point d’en avoir oublié sa famille. Ou alors, j’avais vraiment rêvé.

— Je réfléchissais, ai-je répondu à Ruth.

— Parce que ça t’arrive ? Première nouvelle, a-t-elle plaisanté en bifurquant dans le parking des élèves. Hé, a-t-elle enchaîné, ça te dit de rentrer à pied, cet après-midi ? Je demanderai à Skip de me déposer à quatre heures, après ta colle. Je me suis pesée ce matin, j’ai déjà perdu cinq cents grammes, tu sais.

Parce qu’elle n’avait rien boulotté la veille au soir, trop occupée à contempler amoureusement Mike pour avaler quoi que ce soit. Mais bon, je n’ai pas relevé.

— Pourquoi pas ? Sauf que…

— Quoi ?

— Eh bien… tu connais mon attirance pour les motos.

Ruth a levé les yeux au ciel.

— Pas ce Rob Wilkins !

— Si ! Ce n’est pas ma faute, Ruth, il a une énorme…

— Stop ! s’est-elle aussitôt récriée. Je ne veux rien savoir.

— …Indian. Bon sang ! Tu pensais à quoi, là ?

— Euh… ces Culs-Terreux portent des jeans drôlement serrés.

Elle a appuyé sur un bouton, et le toit a commencé à se refermer.

— Dégoûtante ! me suis-je exclamée, faussement choquée (comme si, de mon côté, je n’avais rien remarqué !). Franchement, Ruth !

D’un air pincé, elle a détaché sa ceinture de sécurité.

— Excuse-moi de ne pas être aveugle.

— S’il propose de me ramener, j’accepterai.

— C’est ta vie. Mais ne compte pas sur moi pour guetter ton appel s’il te laisse en carafe.

— Puisque c’est comme ça, je téléphonerai à ma mère.

— Comme il te plaira.

Elle paraissait furibonde.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Rien.

— Tu parles ! Allez, accouche !

— Rien du tout, a-t-elle décrété en sortant du cabriolet. Je te trouve bizarre, c’est tout.

Comme elle passe son temps à me traiter de bizarre, je ne me suis pas vexée. Je crois même que ça ne signifie plus grand-chose, dans sa bouche. Enfin, presque.

Je suis descendue moi aussi de voiture. C’était une belle journée, avec un ciel bleu tirant sur le vert, une température frôlant les seize degrés alors qu’il n’était que huit heures du matin. L’après-midi risquait d’être étouffant. Pas le genre de journée à rester enfermé. Plutôt à se balader en décapotable… ou, mieux encore, à califourchon sur une bécane.

Ça m’a aussitôt amenée à penser que Paoli ne se trouvait qu’à une trentaine de kilomètres d’ici. Je n’ai pas pu m’empêcher de me demander comment Ruth – ou Rob Wilkins – réagirait si je suggérais un petit saut là-bas après mon heure de retenue. Juste pour vérifier. Et sans donner d’explications. J’étais quasi certaine de savoir où était la petite maison de brique dans laquelle j’avais vu Sean Patrick. Aussi certaine que je l’étais de n’y avoir jamais mis les pieds. Ce qui était d’ailleurs ma raison principale de désirer m’en assurer. Et de ne pas en parler. Car enfin, qui rêve de gamins en photo sur le dos des cartons de lait ? Certes, mes songes habituels gagneraient sans doute à être un peu plus excitants, et j’en ai soupé de leur banalité, genre je débarque toute nue au lycée ou je roule une pelle à Brendan Fraser.

— Oh hé !

J’ai sursauté. Debout devant moi, Ruth agitait sa main sous mon nez.

— Qu’est-ce que tu as ? a-t-elle soupiré en cessant de jouer les sémaphores. Tu es sûre que ça va ?

— Oui, ai-je répondu automatiquement.

Et le plus drôle, c’est que j’étais sincère. À ce moment-là, en tout cas.